Provoquer la confusion sexuelle chez les papillons

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Article par DOMINIQUE MORELLO, mis en ligne le 19 avril 2013, réactualisé le 27 mars 2023.
Chercheuse CNRS, retraitée.

La garrigue sent bon en ces premiers jours de printemps. Les insectes butinent sur les cistes, les thyms, les aubépines et les romarins couverts de fleurs. Nez en l’air, cheveux au vent, l’esprit léger, le regard est soudain attiré par des boucles brunes accrochées en rang d’oignons le long des vignes. Mais que font-elles là ? Y a-t-il une relation avec l’émergence des premières feuilles de vigne ? Approchons-nous et voyons ce qu’il en est.

La reproduction frénétique du papillon Eudémis

La température de l’air, au-dessus de 10°C, est idéale pour que les premiers mâles adultes du petit papillon nocturne Eudémis (Lobesia botrana) émergent de la chrysalide dans laquelle ils ont passé l’hiver, volètent en attendant l’éclosion des femelles et s’accouplent quelques semaines plus tard. Les femelles pondent leurs œufs -une bonne centaine en quelques jours- juste au moment où apparaissent les inflorescences de la vigne (Vitis vinifera) : c’est un régal pour la chenille qui va s’y développer. En moins d’un mois, les chenilles se transforment en chrysalides d’où émergera la deuxième génération de papillons. Suivant les conditions climatiques, une troisième et même une quatrième génération voient le jour avant l’automne. Une vraie plaie pour le vigneron car les générations successives de chenilles attaquent les bourgeons floraux puis les grains de raisin, y forant un trou où moisissures et pourritures croissent sans retenue. La vinification devient plus difficile et les rendements moindres. Comment lutter contre ce fléau qui depuis son apparition en Autriche s’est répandu dans toute l’Europe, est parvenu au Japon, au Chili et en octobre 2009 dans les fameuses vignes californiennes de la Nappa Valley ?

Papillon Lobesia
Lobesia botrana – papillon sur la vigne © INRA, (Coutin R. / OPIE)
Photo de chenille sur une grappe de raisin
Photo de chenille sur une grappe de raisin © INRA, (Coutin R. / OPIE)

L’escalade chimique ou la lutte biologique ?

Bien entendu, le vigneron peut épandre des insecticides qui tueront ce lépidoptère tortricidé, mais le traitement n’étant pas ciblé, il pourra provoquer l’élimination involontaire d’autres espèces, polluera les sols sur une longue période et favorisera, à plus ou moins long terme, l’émergence d’une population de papillons résistante à l’insecticide.

piège à papillon
piège à papillon CC BY-SA 4.0 Dominique Morello

Heureusement, des solutions plus écologiques et plus ciblées sont disponibles, parmi lesquelles le piège sexuel. La femelle Eudémis émet des hormones sexuelles ou phéromones (du grec pherein : porter et horman : exciter) auxquelles le mâle est particulièrement réceptif.

La stratégie de lutte biologique consiste à synthétiser les principaux composants de la phéromone et à les concentrer dans un diffuseur-la boucle rencontrée le long des vignes-. Celui-ci libère la substance de façon lente, pendant 3 ou 4 mois. Avec environ 500 diffuseurs par hectare, cela sature l’atmosphère en phéromones et empêche ainsi les papillons mâles de retrouver les papillons femelles. Une bonne nouvelle : jusqu’à présent seul un groupe industriel en avait le monopole, mais une petite compagnie italienne est rentrée dans la course, ce qui permet de faire jouer la concurrence et de baisser le coût par hectare. Pour le même prix, plus de parcelles peuvent être traitées, sans aucun dommage pour le viticulteur, et le traitement n’en est que plus efficient.

Une petite précision de taille qui illustre les bienfaits du respect de la biodiversité : souvent lorsque des vignes sont entourées de garrigues, la pression du parasite est moins forte car l’abondance et la diversité des plantes dont raffole la chenille de Lobesia botrana, en particulier le laurier des bois (Daphne gnidium) et le lierre (Hedera), y sont telles que les papillons envahissent moins les vignes avoisinantes.

Très spécifique, la confusion sexuelle n’affecte pas l’entomofaune auxiliaire. Certains diffuseurs associent plusieurs phéromones de façon à pouvoir contrôler plusieurs ravageurs à la fois, par exemple pour lutter contre le carpocapse des pommes et des poires, les tordeuses de la pomme et la tordeuse orientale du pêcher, tous trois des papillons de la famille des tortricidés.

Pandemis cerasana, la tordeuse des arbres fruitiers
Pandemis cerasana, la tordeuse des arbres fruitiers, principalement pommiers et poiriers. CC By-SA 4.0 Hectonichus, Via Wikimedia

Du papillon à la mouche tsé-tsé

Un article paru en février 2023 dans la revue Science laisse espérer que la stratégie de la confusion sexuelle puisse aussi être appliquée aux mouches responsables de la maladie du sommeil. Elle est causée par le trypanosome, un parasite porté par la mouche tsé-tsé. Bien que non encore éradiquée, la maladie est en net recul et le nombre d’infections humaines par le trypanosome, depuis 2018, est passé sous la barre des 1000 cas. Cependant, le bétail continue d’être touché : plus de 3 millions de vaches et de chevaux en sont victimes chaque année, une calamité pour l’agriculture subsaharienne où les mouches responsables de la trypanosomiase africaine (ou nagana) sévissent. De plus, avec le réchauffement climatique, il est fort probable que les zones où la mouche tsé-tsé se propage s’étendent.

Mouche tsé-tsé
Mouche tsé-tsé (Glossina morsitans) adulte CC BY-SA 3.0 Alan R Walker

Les chercheurs de l’université de Yale, menés par John Carlson (https://www.science.org/doi/10.1126/science.adg2817), ont purifié les phéromones sexuelles de la mouche tsé-tsé Glossina morsitans. Parmi les molécules volatiles caractérisées, le palmitoléate de méthyle (MPO) a retenu leur attention car cette molécule attirait particulièrement les mâles : ils en étaient si « friands » que non seulement ils s’approchaient d’un leurre enduit de MPO mais restaient immobilisés sur cet « aphrodisiaque ». Les travaux grandeur nature ont déjà commencé au Kenya. Espérons que la stratégie marche et que la maladie se propage moins rapidement.


Photo d’en tête : Garrigue CC BY-SA Ziegler175