
Aux origines
Les premières découvertes ont été faites en 1969, où le Dr Yamamoto fut le premier à démontrer une sensibilité accrue à l’ajout d’hormones en ce qui concerne le sexe (Yamamoto, 1969). En travaillant sur une lignée de medaka chez lesquels les femelles sont blanches et les mâles orange, le Dr Yamamoto a montré qu’en nourrissant des juvéniles avec un aliment supplémenté en estrone, il était capable de féminiser des mâles génétiques (qui gardaient le phénotype « orange »). A l’inverse, en traitant précocement des individus avec de la méthyl-testostérone, cela conduisait à une masculinisation des femelles génétiques (phénotype « blanc ») qui devenaient alors capables de produire du sperme et de se reproduire avec des femelles orange, ayant subi la réversion sexuelle. Depuis lors, de nombreuses études se sont attachées à montrer qu’il était possible d’influencer le sexe de différentes espèces avec différents traitements exogènes, notamment dans un cadre aquacole avec des espèces cibles telles que le saumon ou la truite. Il est notamment apparu qu’une enzyme clef, l’aromatase, qui convertit les androgènes en œstrogènes, était au centre du jeu (Guiguen et al., 2010). En effet, en inhibant, de différentes façons cette enzyme, les chercheurs ont montré que l’on pouvait aisément aboutir à une masculinisation d’individus génétiquement femelles.
Dans le même temps, différents groupes de recherches, notamment l’INRAE de Rennes (Dr Guiguen), ont permis de nombreuses avancées sur le sexe génétique de poissons, à commencer par la truite et la caractérisation du « Y » qui restait jusqu’à il y a peu, inconnue. Les chercheurs de Rennes ont en effet prouvé l’existence d’un gène, sdY (sexually dimorphic on the Y-chromosome), présent uniquement chez les mâles. Ils se sont ensuite aperçus que ce gène était présent chez presque tous les Salmonidae, à commencer par le saumon (Figure 1) (Yano et al., 2013).
Conservation de la séquence sdY dans les génomes mâles de différentes espèces de salmonidés. L’amplification par PCR de sdY dans des échantillons d'ADN génomique mâle et femelle (n = 5) de différentes espèces de salmonidés montrant un signal spécifique des mâles chez les Salmoninae et les Thymallinae. En revanche, sdY est détecté à la fois dans l'ADN génomique des mâles et des femelles chez les espèces de Coregoninae : C. lavaretus et C. clupeaformis. A noter qu’aucun produit de PCR n'a été obtenu chez le grand brochet, Esox Lucius (Esocidae), qui a été choisi comme espèce externe bien que étroitement apparentée aux salmonidés (voir Yano et al., 2013 pour plus de détails).
La génétique et l’environnement
Malgré des bases génétiques très fortes, il est intéressant de constater que l’environnement est aussi capable de tout chambouler ! Aussi, chez la truite, l’exposition à de fortes températures (18°C) pendant les deux mois qui suivent l’éclosion a conduit à la masculinisation de presque 30% des individus génétiquement femelles, alors que ce taux de masculinisation n’atteignait que 14% chez cette même lignée élevée à 8°C (Valdivia et al., 2014). De nombreux autres exemples ont mis en évidence un effet similaire de la température en laboratoire. Ainsi, chez le Tilapia Oreochromis niloticus, une augmentation du pourcentage de mâles de 41% a été noté chez les individus élevés à 36°C (81% mâles) comparé à ceux élevés à 28°C (33% de mâles) chez cette espèce qui possède pourtant des chromosomes sexuels (Baroiller et al., 1995). Chez le poisson rouge aussi un effet de la température est détectable chez des lots génétiquement femelles (XX) et masculinisés à 30°C, avec 93% de mâles en comparaison des 100% de femelles à 17°C (Goto-Kazeto et al., 2006). Chez le medaka, l’exposition à des températures élevées (32°C) pendant la phase d’incubation (entre la fécondation et l’éclosion) a conduit à une augmentation allant jusqu’à 50% de masculinisation des femelles génétiques (Sato et al., 2005). A l’heure actuelle, on compte plus d’une vingtaine d’espèces de poissons sur lesquelles la température a un effet avéré sur le sexe, et cela inclut des espèces sans chromosomes sexuels distincts comme le bar et le poisson zèbre qui sont des espèces dites polygéniques. En effet, chez ces espèces, plusieurs gènes ont un effet additif sur le sexe, de sorte que le sexe phénotypique (observable) dépend de la présence, ou non, de nombreux gènes dans leur génome (Geffroy et al., 2021). C’est ainsi qu’une multitude de possibilités peut émerger, et durant les premiers mois de vie du bar, le sexe n’est pas totalement défini. La combinaison de gènes propre à chaque individu lui confère une tendance génétique sexuelle qui n’évolue pas durant les deux premiers mois de vie. C’est précisément durant cette période que peut agir la température, et encore une fois, l’exposition à de fortes (exemple 21°C au lieu de 16°C) températures conduit irrémédiablement à une masculinisation des bars (Geffroy et al., 2021). Néanmoins, cette configuration « unidirectionnelle » serait presque trop simple et nous avons récemment mis en évidence que l’augmentation de la température durant le 3ème mois après éclosion, conduit, elle, à une féminisation (Vandeputte et al., 2020). Ainsi, l’effet de la température est sans nul doute le facteur le plus étudié.
L’effet de l’environnement sur le sexe
1. La Température
La température peut aussi déterminer le sexe de certaines espèces (on parle de Temperature Sex Determination, TSD), sans effets majeurs du fond génétique. Ainsi, de la même façon que les tortues ou les crocodiles répondent à la température, certaines espèces de poissons peuvent adapter leur sexe à l’environnement. Dans plus de 95% des cas, plus la température de l’eau est chaude plus les individus sont masculinisés (Geffroy & Wedekind, 2020). On peut citer de nombreuses espèces à commencer par le Menidia menidia qui est la première espèce chez qui un tel effet a été noté (Conover & Kynard, 1981). On trouve des cas de TSD chez certaines espèces de poissons chats (e.g. Hoplosternum littorale), de guppys (e.g. Limia melanogaster), de cichlidés du genre Apistogramma et de poissons plats, comme le Cardeau hirame (Paralichthys olivaceus). Chez le Cardeau de Floride (Paralichthys lethostigma), cela se traduit même par une augmentation du nombre de mâles dans le milieu naturel (Honeycutt et al., 2019), par opposition aux précédentes études conduites majoritairement en laboratoire. Une autre récente étude, portant sur les athérines, a mis en évidence une masculinisation des individus génétiquement femelles (XX), lorsque les poissons étaient exposés à des vagues de chaleurs dans la nature (Miyoshi et al., 2020). Ces deux dernières études soulèvent donc des questions quant à la réponse des populations de poissons au changement climatique (voir les perspectives ici).
2. Les autres facteurs environnementaux
D’autres facteurs, comme la densité d’individus, peuvent affecter le sexe des poissons, c’est le cas des anguilles et des lamproies où le nombre de mâles augmente avec la densité (Geffroy & Bardonnet, 2016). Ces effets de la densité ont également été retrouvés chez le poisson zèbre et le bar. On note aussi des effets du pH de l’eau sur le sexe des apistogramma, où plus le pH est acide plus le sexe-ratio est biaisé vers les mâles. Enfin, la photopériode peut aussi affecter le sexe des poissons. Lorsque les Chirostoma estor sont élevés en condition de luminosité constante, on observe également une masculinisation des individus.
Les mécanismes
Un schéma de la façon dont la température affecte le sexe par l'augmentation du cortisol chez différentes espèces de poissons (modifié d’après Geffroy & Wedekind 2020). Les protéines font référence aux protéines liées à la différentiation du sexe. GR : Récepteurs aux glucocorticoïdes (chez les poissons le récepteur des minéralocorticoïdes pourrait être aussi un récepteur du cortisol) ; GRE : élément récepteur des glucocorticoïdes ; Fsh : hormone folliculo-stimulante. Les flèches pleines représentent des liens directs.
Toutes ces études ont montré des convergences, dans le sens où plus les poissons étaient placés dans des conditions stressantes, plus le pourcentage de mâles augmentait dans la population, ce qui a donc soulevé l’hypothèse d’un effet majeur de l’hormone du stress, le cortisol, dans cette masculinisation (Geffroy & Douhard, 2019). En effet, de nombreuses études ont montré que l’effet de la température était modulé par le cortisol chez certaines espèces de poissons (Figure 2). L’augmentation de cortisol induit notamment une inhibition de l’aromatase, l’enzyme qui convertit les androgènes (e.g. testostérone) en œstrogènes (e.g. œstradiol). Dès lors, la quantité d’œstrogènes dans l’organisme diminue de façon inversement proportionnelle à l’augmentation de température, ce qui se traduit par une masculinisation de la gonade non encore différenciée (Figure 2). C’est ce même procédé qui est fortement suspecté dans la masculinisation induite par le pH, la densité d’individus ou encore le changement de photopériode. Bien que cela reste encore à prouver. Une autre voie semble aussi avoir un rôle prépondérant : l’épigénétique. L’épigénétique inclut toutes les modifications structurelles de l’ADN sans affecter son code. Certaines zones du génome sont alors plus ou moins accessibles aux différentes enzymes pour la transcription de l’ADN en ARN. Il a été montré que les zones promotrices de certains gènes clefs impliqués dans la différentiation sexuelle (dont l’aromatase) sont alors différentiellement méthylés sous l’effet de la chaleur (Piferrer et al., 2019), un procédé également retrouvé chez les tortues et les lézards en ce qui concerne le déterminisme du sexe.
L’hermaphrodisme : « Ici, même les mémés aiment la castagne »
Les différents types d’hermaphrodisme. Le cortisol joue sûrement un rôle prépondérant dans le changement de sexe.
Dessins Pierre Lopez (MARBEC)
L’hermaphrodisme successif serait aussi une affaire d’épigénétique et de stress chez les poissons ! Chez les espèces hermaphrodites, il existe les espèces dites protandres, capables de changer de sexe de mâle à femelle (Figure 3). Le cas le plus connu étant bien sûr le poisson clown, où la femelle, plus grosse que le mâle, maintient sa dominance sur le mâle en empêchant ce dernier de changer de sexe. Le fait de « castagner » à longueur de temps le mâle induirait un stress et donc une augmentation de cortisol (possiblement moins d’œstrogènes comme vu précédemment). La daurade comme le mérou sont aussi des espèces protandres. Pendant le changement de sexe, la gonade passe donc par un stade intersexuel (photo gonade daurade). Il existe aussi des espèces protogynes, comme les girelles, où une femelle est capable de changer de sexe pour devenir un mâle (Figure 3). Chez ces espèces, le mâle contrôle un harem de petites femelles. Lorsque le mâle dominant meurt ou émigre, une des femelles prend alors sa place. Ce changement de sexe peut se faire relativement rapidement, dans les 3 semaines pour la girelle à tête bleue et dans les 3 mois chez certaines espèces de poissons clowns. Encore plus curieux, certaines espèces de gobies sont capables de changer de sexe dans les deux sens ! si l’on met deux mâles ensemble, l’un des deux deviendra femelle, et si l’on met deux femelles ensemble, l’une des deux deviendra mâle (Figure 3). Une adaptation à la vie dans les zones de marée, où le risque existe de rester « piégé » avec un congénère du même sexe ? cette question reste en suspens.
Couple de poissons Clown
Conclusion
Loin de la notion de binarité, le sexe des poissons est très labile, dans le sens où tous les cas de figures existent, du déterminisme du sexe purement génétique au déterminisme du sexe purement environnemental. Certaines espèces sont même capables de changer de sexe à de nombreuses reprises au cours de leur vie. Cette brève description montre surtout qu’il reste encore tant à étudier, au vu des 28.000 espèces de poissons décrites et identifiées, il reste encore bien du temps aux chercheurs pour comprendre cet univers fascinant.
---
// Article rédigé par Benjamin Geffroy, chercheur à l'Ifremer, Montpellier (MARBEC)
---
Références
Baroiller, J. F., Chourrout, D., Fostier, A., & Jalabert, B. (1995). Temperature and sex chromosomes govern sex ratios of the mouthbrooding Cichlid fish Oreochromis niloticus. Journal of Experimental Zoology, 273, 216–223.
Conover, D. O., & Kynard, B. E. (1981). Environmental Sex Determination: Interaction of Temperature and Genotype in a Fish. Science, 213, 577–579.
Geffroy, B., Besson, M., Sánchez-Baizán, N., Clota, F., Goikoetxea, A., Sadoul, B., … Allal, F. (2021). Unraveling the genotype by environment interaction in a thermosensitive fish with a polygenic sex determination system. Proceedings of the National Academy of Sciences, 118.
Geffroy, B., & Bardonnet, A. (2016). Sex differentiation and sex determination in eels: consequences for management. Fish and Fisheries, 17, 375–398.
Geffroy, B., & Douhard, M. (2019). The Adaptive Sex in Stressful Environments. Trends in Ecology & Evolution, 34, 628–640.
Geffroy, B., & Wedekind, C. (2020). Effects of global warming on sex ratios in fishes. Journal of Fish Biology, 97, 596–606.
Goto-Kazeto, R., Abe, Y., Masai, K., Yamaha, E., Adachi, S., & Yamauchi, K. (2006). Temperature-dependent sex differentiation in goldfish: Establishing the temperature-sensitive period and effect of constant and fluctuating water temperatures. Aquaculture, 254, 617–624.
Guiguen, Y., Fostier, A., Piferrer, F., & Chang, C.-F. (2010). Ovarian aromatase and estrogens: A pivotal role for gonadal sex differentiation and sex change in fish. General and Comparative Endocrinology, 165, 352–366.
Honeycutt, J. L., Deck, C. A., Miller, S. C., Severance, M. E., Atkins, E. B., Luckenbach, J. A., … Godwin, J. (2019). Warmer waters masculinize wild populations of a fish with temperature-dependent sex determination. Scientific Reports, 9, 1–13.
Miyoshi, K., Hattori, R. S., Strüssmann, C. A., Yokota, M., & Yamamoto, Y. (2020). Phenotypic/genotypic sex mismatches and temperature-dependent sex determination in a wild population of an Old World atherinid, the cobaltcap silverside Hypoatherina tsurugae. Molecular Ecology, 29, 2349–2358.
Piferrer, F., Anastasiadi, D., Valdivieso, A., Sánchez-Baizán, N., Moraleda-Prados, J., & Ribas, L. (2019). The Model of the Conserved Epigenetic Regulation of Sex. Frontiers in Genetics, 10.
Sato, T., Endo, T., Yamahira, K., Hamaguchi, S., & Sakaizumi, M. (2005). Induction of Female-to-Male Sex Reversal by High Temperature Treatment in Medaka, Oryzias latipes. Zoological Science, 22, 985–988.
Valdivia, K., Jouanno, E., Volff, J.-N., Galiana-Arnoux, D., Guyomard, R., Helary, L., … Guiguen, Y. (2014). High Temperature Increases the Masculinization Rate of the All-Female (XX) Rainbow Trout “Mal” Population. PLOS ONE, 9, e113355.
Vandeputte, M., Clota, F., Sadoul, B., Blanc, M.-O., Blondeau-Bidet, E., Bégout, M.-L., … Geffroy, B. (2020). Low temperature has opposite effects on sex determination in a marine fish at the larval/postlarval and juvenile stages. Ecology and Evolution, 10, 13825–13835.
Yamamoto, T.-O. (1969). 3 Sex Differentiation. In W. S. Hoar & D. J. Randall (Eds.), Fish Physiology (pp. 117–175). Academic PressReproduction and Growth Bioluminescence, Pigments, and Poisons.
Yano, A., Nicol, B., Jouanno, E., Quillet, E., Fostier, A., Guyomard, R., & Guiguen, Y. (2013). The sexually dimorphic on the Y-chromosome gene (sdY) is a conserved male-specific Y-chromosome sequence in many salmonids. Evolutionary Applications, 6, 486–496.